LA BRASSERIE DE SOCHAUX
Publicité de l’Epoque
Théodore IENNE fonde la brasserie entre
1841 et 1845, le village de Sochaux compte à peine 150 habitants. A l’époque,
la région compte environ une trentaine de petites brasseries. Par faute de
moyens de transport rapides, elles produisent peu et sont contraintes de
vendre sur place.
A l’époque, la distribution de la bière,
forcément sur de courte distance, est assurée par des attelages de trois
chevaux de front. Il y aura jusqu’à quarante trois chevaux, des percherons,
logés dans des écuries spacieuses et très propres.
Sochaux, traversé par la Savoureuse, la
brasserie dispose d’une eau non pas calcaire mais cristalline, de type vosgien.
La Savoureuse prenant sa source au Ballon d’Alsace. Son cheminement souterrain
n’est jamais en contact avec les roches sédimentaires du Jura. De plus elle
traverse des terrains d’alluvions qui constituent un filtre naturel très
efficace. Sa pureté est exceptionnelle.
L’eau douce constitue la matière première
idéale, pour la production de bières blondes à fermentation basse. Dans les
trois hectares occupés par la brasserie, sept puits ont été creusés, pompant
directement dans la nappe.
Ainsi pendant quarante ans, la brasserie
joue sur le registre local. En 1883, elle emploie huit ouvriers. Malgré
sa petite taille, la brasserie pèse sur la vie du village. Pas étonnant si
Théodore IENNE se retrouve Maire de Sochaux, entre 1878 et 1884. C’est pendant
le temps de son mandat qu’il achète à la commune de vastes prés dans la
Vouaivre, le long de la route qui mène à Montbéliard (actuellement usine
PEUGEOT.)
En 1889, le directeur laisse sa place à
son fils Edmond qui vient de suivre un stage de quatre ans en Allemagne et en
Autriche pour y étudier la fabrication de la bière dans ses multiples détails.
Dès son arrivée aux affaires, ce dernier
s’efforce d’appliquer industriellement les procédés de fabrication des
chercheurs de l’époque. Les locaux sont aménagés afin d’obtenir une asepsie
complète, les salles sont vernies à l’émail, et la propreté la plus rigoureuse
est requise. Le froid industriel fait son apparition, et rend donc moins
problématique la production estivale de la bière.
Générateur de glace - peu à peu, on verra
disparaître le spectacle des ouvriers cassant la glace des étangs de la
brasserie pour les mettre en réserve dans l’immense cave du Crépon.
L’outil de travail est donc
considérablement amélioré; il reste à développer l’entreprise en lui donnant
des moyens. Pour produire plus, il faut une main d’œuvre abondante et des
capitaux. Pour vendre, il faut étendre son rayon d’action.
Edmond IENNE prend donc trois
décisions :
1. Il entreprend la construction d’une
demi douzaine maisons ouvrières, (avant même les cités Peugeot) sur
l’emplacement de l’ancienne tannerie pour attirer le personnel dont l’effectif
s’envole à ce moment là. Ces maisons sont modestes mais confortables et
capables d’accueillir une famille de cinq à six personnes, flanquées d’un petit
lopin de terre pour y faire un potager et, y aménager un abri pour les
poules et les lapins. Les gens sont plutôt heureux dans le calme et la bonne
entente. La main d’œuvre se fidélise, Edmond gagne son premier pari.
2. En 1896, il transforme la brasserie en
société anonyme, afin de disposer de capitaux nécessaires à l’agrandissement.
3. En 1912, il cède la majeure partie des
prés de la Vouaivre, acquis par son père, à Monsieur PEUGEOT qui y bâtira
l’usine que l’on sait. En contrepartie, il obtient le branchement ferroviaire
des usines PEUGEOT. La brasserie est donc reliée au réseau
Paris/Lyon/Marseille. Avec ces trois atouts, main d’œuvre, capitaux, débouchés,
rien ne s’oppose désormais à une croissance rapide.
En 1930, la production dépasse les 100.000
hectolitres, 150 ouvriers y travaillent régulièrement, et la même année les
bières ARLEN à Montbéliard, GANGLOFF à Besançon, FRESYSZ à Strasbourg
ainsi que les brasseries de Lutterbach, Mulhouse, et bien sûr Sochaux,
fusionnent. « Les brasseries et malteries de Franche Comté Alsace »
sont nées avec Sochaux dans le rôle du leader.
Est-ce que ce changement d’échelle va
modifier les rapports de la brasserie et de sa ville ? Il ne faudrait pas.
Frédéric JACQUET, successeur de Thérèse ROSSEL qui a elle-même assurée l’intérim
à la mort de son beau frère Edmond IENNE à partir de 1933 aura l’intelligence
de comprendre que l’entreprise doit continuer à jouer la carte du terrain.
La Société de Secours Mutuel, dont les
statuts ont été adoptés le 12 mars 1931, représente une avancée sociale
considérable à notre époque où ni la sécurité sociale, ni les caisses primaires
d’assurance maladie, n’ont vu le jour.
Quelques extraits :
Article 22. Les membres participants
s’engagent au paiement d’une cotisation fixée à 2 frs 50 par semaine, soit 0,38
€ (par comparaison, l’indice départemental du coût de la vie du moment
porte le coût horaire de base à 5 frs 65 soit 0,86 €. Autrement dit, on est
bénéficiaire des prestations de l’organisme en contrepartie d’un temps de
travail inférieur à trente minutes hebdomadaires.)
Article 28. Les recettes de la société
proviennent (entre autres) : des cotisations des membres participants -
des dons et legs - des subventions accordées par l’Etat, le Département, la
Commune ou les Particuliers - du produit des fêtes, tombolas régulièrement
organisées, collectes, etc organisées par la Société.
Article 33. Les membres participants ont
droit au remboursements suivants : frais médicaux (prise en charge de la
différence entre les sommes allouées par les assurances sociales et le prix
payé par le malade pour les visites) – frais pharmaceutiques – soins dentaires
– orthopédie ( ceintures, bas à varices, bandages) – radiographies –
optique – analyse de sang et d’urine, injections sous-cutanées – maternité (en
cas de maternité de la femme d’un sociétaire, celui-ci aura droit à 150 frs)
soit 22, 87 € – hospitalisation, grande chirurgie, préventorium. Ces droits des
sociétaires s’étendent à leur épouse, leurs fils jusqu’à 14 ans, leurs filles
célibataires âgées de moins de 20 ans. En outre, un membre de la société âgé de
60 ans et plus peut s’il le souhaite, rester bénéficiaire de la Caisse de
Secours Mutuels.
Article 38. Des secours exceptionnels
peuvent être accordés aux membres participants, malades ou infirmes, et à leur
famille en cas de besoins urgents. Des secours de même nature peuvent
être également accordées aux veuves, aux orphelins ou aux ascendants des
membres participants. Mais ce n’est pas tout, il convient d’ajouter des sorties
nombreuses, repas amicaux, rencontres sportives, pour les enfants du personnel,
après-midi récréatives le jeudi, cadeaux de Noël, journées de vacances en été.
L’esprit brasserie rejaillit largement au
dehors de l’entreprise, par une recherche constante de partenariat, présence
dans toutes les fêtes et manifestations de la région. Livraison à toute heure,
avec les premiers camions SOVEL, et par tous les temps, de tous les bistrots de
la région, distribution de tapis et de jeux de cartes, de verres publicitaires.
La brasserie est présente partout, fait partie de la vie quotidienne des
Sochaliens, les six coups de sirène quotidiens, le passage des fameux camions
jaunes.
L’activité se développe jusqu’à la
deuxième guerre mondiale, qui marquera pour la brasserie un ralentissement d’activité
puis un coup d’arrêt. Le bombardement de Sochaux, le 16 juillet 1943, elle ne
reçoit pas moins de trente bombes. La production est arrêtée pendant de longs
mois, puis redémarre lentement. Au total cinq années de reconstruction pendant
lesquelles on ne fabrique plus mais on continue à commercialiser de la bière
qui vient par citerne de Lutterbach. Il n’y aura pas de licenciement, les
livreurs, les manutentionnaires le personnel d’embouteillage sont là et
sont employés à d’autres tâches.
Ce n’est qu’en 1948 que l’activité
retrouvera son niveau d’avant guerre, avec un équipement modernisé. Sa
production atteint 116000 hectolitres. Mais celle-ci se diversifie. Désormais,
et jusque dans les années soixante, la brasserie propose aux consommateurs non seulement
« sa Bock » (bière de table), sa « Cristal Bohème » (bière
de luxe), sa spéciale « Norbertus », mais elle y ajoute une limonade,
commercialisée sous le nom de « La Belfortaine », les sodas
« Vérigoud », de même que toute une série de sirops de bouche.
Ajoutons que la reconstruction de l’usine lui a permis de se doter d’une
technologie avancée, notamment en matière de froid industriel et de
récupération de CO2. Ainsi des pains de glace pourront être livrés aux
débits de boisson, aux particuliers et à l’usine PEUGEOT ; De même que le
gaz carbonique est proposé aux cafés pour le tirage de la pression.
Tout semble donc aller pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Pourtant peu à peu, le contexte économique évolue.
Ainsi les phénomènes de concentration, qui avaient rendu possible dans les
années trente, la naissance et le développement des « Brasseries et
Malteries de Franche Comté Alsace » se poursuivent. Sochaux ne va pas
tarder à passer du rôle de prédateur à celui de proie.
En 1961, » l’Alsacienne » à la
coiffe rouge fusionne avec les grandes brasseries de Champigneulles. S’en
suivent de nombreux regroupements avec les établissements d’Aurillac,
Angoulême, Charles, Denain, les brasseries de la Meuse, les bières Paillette,
les brasseries Nord Lorraine etc.
En 1963, le grand patron Frédéric JACQUET
décède, unanimement reconnu pour ses mérites. Une page importante de l’histoire
de la brasserie est en train d’être tournée.
Une nouvelle raison sociale s’impose et,
le 18 juillet 1966, jour de la fête des brasseurs, la » Société Européenne
de Brasseries » (la SEB) vient de naître.
A peine le temps de mettre en place la
nouvelle structure sous l’égide de Gilbert PREUD’HOMME, nouveau maître des
lieux que les évènements de Mai 1968, viennent bousculer l’ordre établi.
Convaincu que la politique de
concentration est plus que jamais indispensable à la sauvegarde du marché
brassicole, l’Européenne de Brasserie poursuit son processus de développement.
C’est ainsi qu’en 1969, elle passe des accords commerciaux avec la Société
fermière de Vichy, du groupe Perrier, pour mettre en commun une plate forme de
distribution. Vichy Distribution vient de naître.
Le 4 janvier 1970, le groupe verrier BSN
s’assure le contrôle de l’Européenne des Brasseries en même temps que celui des
Brasseries Kronenbourg, le premier producteur de bière d’Europe continentale.
Que de chemin parcouru depuis l’ère IENNE,
le monde a changé de visage, la brasserie de Sochaux aussi. En ce début des
années 1970, les chiffres sont plus qu’honorables, même si concentration
oblige, la fabrication est désormais assurée sous la marque Kanterbrau. A
partir de 1972, le groupe lui confie même la fabrication d’un nouveau produit
« Le Canada Dry » ». Pourtant malgré » les apparences, les
jours de la brasserie sont comptés. Peu à peu, l’esprit change. Les décisions
sont de moins en moins prises sur place ; elles viennent de
Champigneulles, qui les prend de Paris.
Ainsi, le Syndicalisme (introduit dans les
années 1960) que Sochaux ignorait jusqu’alors prend de plus en plus
d’importance. L’objectif, qui sera vite atteint, est d’uniformiser les statuts
des différents établissements du groupe, d’harmoniser les conventions
collectives. Il faut bien dire que cette mise à niveau est favorable aux
employés qui étaient plutôt dans la basse moyenne. Ainsi, les salaires vont
augmenter (au point qu’en 1979, date de la fermeture, ils seront plus élevés
que chez PEUGEOT.)
Par ailleurs, un comité d’entreprise
beaucoup plus actif voit le jour. Résultats, un certain nombre de changements.
A y regarder de plus près, l’après
1968, qui pour la brasserie coïncide avec l’arrivée du syndicalisme et d’un
comité d’entreprise digne de ce nom, s’il apporte des éléments positifs ne va
pas sans quelques raidissements. Certes la liberté d’expression est désormais
inscrite dans la convention collective mais cette soudaine liberté, qui tourne
définitivement la page du paternalisme, s’accompagne d’un climat de méfiance,
inconnu jusque là dans la brasserie.
En 1975, on organise une opération porte
ouverte, elle attire plus de 10000 personnes, un beau succès populaire.
En fait depuis octobre 1978, la production
s’est arrêtée puisqu’il y a un décalage de deux à trois mois de garde entre la
production et la vente. Dès cette date, la salle à brasser, n’ayant pas trouvé
preneur, est découpée au chalumeau et vendue aux ferrailleurs pour le prix du
cuivre. Quel gâchis ! Quand on sait maintenant avec quelle difficulté les
musées rassemblent les objets brassicoles.
Puis dans les semaines qui suivent,
parallèlement au départ des employés, c’est tout le matériel de la brasserie
qui est démantelé. Certaines machines, comme l’embouteillage, sont démontées et
expédiées dans les unités du groupe. Les 150 tanks de garde sont vendus aux
agriculteurs de la région. Les silos, les magasins sont rasés. Peu à peu, l’un
après l’autre, tous les bâtiments disparaissent en fumée. Un jour la grande
cheminée tombe. Peu d’ouvriers viennent assister à ce spectacle de désolation,
insupportable aux yeux de ceux qui aiment la brasserie.
La brasserie sochalienne a perdu son
autonomie et ne maîtrise plus son destin. Au nom du profit et des économies
d’échelle, et malgré un carnet de commandes complet, la décision de fermeture
est prise un lundi d’octobre 1978. C’est Monsieur Gilbert MONNIN, successeur de
Monsieur PREUD’HOMME qui aura, en tant que directeur, le triste privilège
de mettre la clé sous la porte le premier janvier 1979.
L’usine PEUGEOT, qui rachète les
terrains et les bâtiments acceptera de reprendre la totalité du personnel.
L’entrée actuelle du Musée PEUGEOT est
l’ancienne entrée de la Brasserie.
Après la fermeture, les ouvriers et
ouvrières se regrouperont au sein de « l’Amicale des Anciens de la
Brasserie de Sochaux ». Elle est constituée le 7 févier 1979. Ils se réunissent
plusieurs fois par an pour se remémorer ensemble leurs souvenirs.
Vue Générale de la Brasserie |
Entrée Principale de la Brasserie |
Les Bureaux |
Les Bâtiments annexes |
Attelage de livraison |
Le Parc Automobile |
Source : Les
brasseurs de Sochaux de Marc REINHART